Le 27 février 2023, la majorité de droite du Conseil national balayait deux initiatives déposées par un canton, l’une par Genève, l’autre par Fribourg, visant à réduire la surconsommation de sucre ajouté dans les produits alimentaires.

Le 27 février 2023, la majorité de droite du Conseil national balayait deux initiatives visant à réduire la surconsommation de sucre ajouté dans les produits alimentaires.

Si le canton de Fribourg demandait simplement une meilleure information des consommateurs, en rendant obligatoire un étiquetage qui renseigne de façon correcte et compréhensible sur la teneur en sucre des produits, le canton de Genève visait une mesure plus efficace, soit la réduction des quantités de sucre ajoutés.
L’objectif premier de l’initiative genevoise était de protéger la santé des consommateurs. Adopté à l’unanimité par les membres de la commission de la santé du Grand Conseil genevois, le texte avait été déposé au Parlement fédéral le 3 mars 2020.

Lutter contre l’explosion des cas d’obésité et de diabète

L’augmentation des quantités de sucre ajoutés par les industriels dans leurs produits sont à l’origine de l’évolution continue de cas de surpoids ou d’obésité, qui concernent aujourd’hui plus de 40% de la population, et de diabète, qui en impacte déjà 4%. La consommation annuelle de sucre par habitant est passée de 3 kg en 1950, à plus de 40 kg en 2022.
Alors que la consommation journalière de sucre pour un adulte moyen devrait être d’au maximum de 50 g selon l’OMS – ce chiffre ne prend pas en compte la consommation de sucres naturellement présents dans les fruits et légumes –, il est actuellement de 110g.

La majeure partie des sucres ajoutés consommés provient des sucreries et des boissons sucrées. Le lien entre le surpoids et la consommation de ces produits a notamment été confirmé par une récente étude épidémiologique menée auprès de la population genevoise.
Une enquête menée par plusieurs organisations de consommateurs de Suisse romande, de Suisse alémanique et du Tessin a également démontré que sur 344 produits s’adressant à des enfants, seuls 20 répondaient aux critères de l’OMS. Toujours selon l’OMS, 23 % des enfants de 5 à 9 ans sont déjà touchés par le surpoids en Suisse.

A situation d’urgence, les industriels répondent par des mesures cosmétiques

Depuis plusieurs années, l’impact négatif sur la santé publique des produits hyper sucrés fait régulièrement l’objet d’interventions au Parlement fédéral. Pour y répondre, une dizaine d’entreprises suisses, dont Nestlé, Emmi, Cremo, Coop et Migros avaient signé en 2015 déjà, la «Déclaration de Milan» avec l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Ces entreprises s’engageaient à réduire progressivement la teneur en sucres de leurs yaourts et céréales pour le petit-déjeuner au cours des années suivantes. Tout en y excluant volontairement des produits considérés comme « desserts et aliments plaisir » à l’exemple des yaourts aux fruits. Deux ans plus tard, les entreprises Aldi, Danone, Kellog et Lidl rejoignaient les signataires.

Table ronde du 5 septembre 2017 sur la réduction des sucres dans les yogourts et les céréales pour le petit-déjeuner.

Table ronde le 5 septembre 2017 avec les industriels et le Conseil fédéral sur la réduction des sucres dans les yogourts et les céréales pour le petit-déjeuner.

Les industriels ont-ils par la suite senti le danger pour leurs intérêts que représentaient les divers objets déposés au Parlement pour leur imposer de réduire les quantités de sucres dans leurs produits ? Toujours est-il que le 14 février 2023, soit deux semaines avant le vote au Conseil national des initiatives déposées par les cantons de Fribourg et Genève, dix nouvelles entreprises telle que Coca-Cola, Ramseier et Rivella signaient elles aussi la Déclaration de Milan, s’engageant à réduire « sur une base volontaire » la teneur en sucres des boissons rafraîchissantes, des boissons lactées et des sérés.
Et pour attester de la bonne volonté des premiers signataires de la Déclaration, le Conseil fédéral publiait dans la foulée un rapport sous forme d’état des lieux quant à la présence de sucres ajoutés en 2021, en comparaisons des années 2016 à 2018. Rapport qui fait effectivement état d’une réduction moyenne de sucres dans les yaourts de 5,7% et de 13% dans les céréales.
Pour autant, une réduction de de 13% dans les céréales ne représente qu’une baisse de 1,9g de sucre par 100g de produit. Et une réduction de 5,7% dans les yaourts ne signifie qu’une baisse de 0,8g par 100g. Baisse qui ne concerne pas la totalité des produits, notamment les fameux « desserts et aliments plaisir ». A l’exemple du yaourt Müesli, Truffes & Crispies au chocolat produit par la Migros, qui contient toujours 19g de sucres pour 100g, soit l’équivalent de 7 morceaux de sucre pour un pot de 180g.

Aujourd’hui encore, la plupart des yaourts sont toujours excessivement sucrés. En moyenne 13g à 16g pour 100g dans les yaourts aromatisés au chocolat et café. Et 11g à 13g pour les yaourts aux fruits, ce qui correspond presque à 6 morceaux de sucres pour un pot de 180g.

26 morceaux de sucre dans 1 litre de Coca, Sinalco ou Fanta

Alors faut-il se réjouir que des entreprises comme Coca-Cola s’engagent à réduire la teneur en sucres dans leurs boissons de 10% d’ici 2024, lorsqu’un litre de soda contient aujourd’hui 106g de sucre par litre, soit l’équivalent de 26 morceaux de sucre ? Une réduction de 10% ne ramènera la quantité de sucre qu’à 95,4g par litre.
Les autres boissons sont elles aussi bourrées de sucres : 105g dans un litre de Sinalco, 103g dans un litre de Fanta orange, 90g pour le Rivella rouge et l’Orangina, 69g pour le thé froid au citron produit par la Migros, 45g pour le thé froid Volvic saveur menthe, soit l’équivalent de 9 morceaux de sucres.

Trop de sucre dans les sodas

Surtout, l’engagement des entreprises ne les contraint pas à modifier la composition de leurs produits populaires. L’accord n’est pas basé sur une moyenne s’appliquant à tous les produits, mais sur une valeur médiane de toutes les boissons réunies, soit environ 700 articles. La médiane de référence correspond à un taux de sucre de 75g par litre. En 2024 il devra avoir baissé à 68g. Comment atteindre cet objectif ? Les industriels pourront par exemple sortir des gammes de boissons pauvres en sucre. La valeur médiane va ainsi baisser, sans que la composition de produits riche en sucre comme le coca original, le Sinalco ou le Fanta n’ait besoin de changer.

Initiatives pour réduire les quantités de sucre balayées au Parlement par la droite et le Centre

Déjà rejetées le 8 décembre 2021 par la majorité (1) de droite et du Centre de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture (CSEC-E) du Conseil des Etats, les initiatives des cantons Fribourg et Genève ont été à nouveau largement balayées (2) par 16 voix contre 9 le 18 novembre 2022 par la même majorité de la Commission (CSEC-N) du Conseil national.

Pour la majorité de la CSEC-N, il est préférable de « continuer à compter sur la volonté des fabricants de réduire la teneur en sucre des aliments ». Elle se félicite que la Déclaration de Milan « a déjà permis de réduire avec succès le taux de sucre dans les yaourts et les céréales pour petit-déjeuner », et « salue que l’extension de cette déclaration à d’autres catégories de produits est actuellement examinée ».
Elle estime encore « qu’il serait difficile d’imposer une limitation au taux de sucre dans les denrées alimentaires étant donné que les produits naturels, tels que les jus de fruits, ont également un taux de sucre élevé ». Quand bien même l’initiative ne vise que les sucres ajoutés par les industriels, et non ceux naturellement présents dans les fruits et légumes.

Agendées le 27 février 2023 au vote de l’ensemble des 200 élu-e-s du Conseil national, c’est sans surprise que les deux initiatives ont été refusées, par 121 voix contre 67 et 1 abstention. Une fois encore, c’est la majorité de droite et du Centre (3) qui a permis aux industriels de l’agroalimentaire de voir l’avenir sans soucis.
Lors de son intervention en plénum, la Conseillère nationale socialiste fribourgeoise Valérie Piller Carrard rappelait que l’initiative fribourgeoise avait été déposée par deux députés médecins généralistes, tirant la sonnette d’alarme face aux taux d’obésité et de surpoids, qui sont en hausse constante depuis des années. Mais ajoutait encore : « Manque de chance pour nous, le lobby du sucre est présent dans notre commission ».
Pour le Conseiller national PLR valaisan Philippe Nantermod au contraire, « les efforts de l’industrie sont suffisants ». Pour lui, « le rôle de l’Etat n’est pas d’éduquer les citoyens dans leurs habitudes alimentaires quotidiennes ». Argumentation particulière lorsque l’on sait que le sucre peut produire une addiction dont il est difficile de se débarrasser.
La santé publique peut bien attendre. Surtout que fabriquer des malades est aussi source de revenus pour les entreprises liées aux soins médicaux, caisses maladies comprises. Et puisque le tout est à la charge du contribuable, pourquoi s’en priver.

Des mesures dissuasives déjà en vigueur dans d’autres pays européens

De nombreux pays européens (4) ont mené une politique dissuasive pour contraindre les industries agroalimentaires à réduire les quantités de sucres dans leurs produits. Dans les cas où une taxe sur les boissons sucrées avait été instaurée, une diminution rapide de la consommation de ces produits a été constatée. Ce qui a incité les industriels à réduire drastiquement la composition en sucre de leurs produits.
Par exemple, un litre de Fanta Orange contient 46g de sucre au Royaume-Uni et 65g en France, contre 103g en Suisse. Soit plus du double dans notre pays en comparaison du Royaume-Uni ou de l’Irlande.

Trop de sucre dans les boissons en Suisse

Lobbying des industriels au Parlement

Le secteur du sucre peut compter sur de nombreux lobbyistes au Parlement. L’industries des boissons sucrées y est notamment active par le biais du Groupe d’information Boissons rafraîchissantes (GIBR), présidé par le conseiller national bernois Lorenz Hess (Le Centre). Son Comité est aussi composé de plusieurs autres élu-e-s au Conseil national, dont la lucernoise Ida Glanzmann (Le Centre) et le zurichois Bruno Walliser (UDC), ainsi que de cadres de Coca-Cola Suisse, Red Bull, Ramseier et Rivella.
Trois autres élu-e-s du Centre sont aussi liés au GIBR. Il s’agit du schwyzois Alois Gmür, du glaronais Martin Landolt et du tessinois Marco Romano.
Selon le site lobbyivatch.ch, plusieurs membres seraient rémunérés pour cette activité, dont les conseillers nationaux Lorenz Hess et Bruno Walliser, pour un montant inconnu.
Parmi les organisations liées à nos élu-e-s, on en trouve plusieurs aux noms évocateurs, comme « l’Alliance des milieux économiques pour une politique de prévention modérée » active dans des thématiques liées au tabac et à l’alimentation, qui compte pour organisations partenaires l’Union patronale Suisse, Economiesuisse, ou encore l’UDC.

A en croire les déclarations du GIBR, « les taxes sur la consommation ne contribuent en rien au combat contre l’obésité ». Pour appuyer ses propos, il publie régulièrement communiqués ou sondages, affirmant que la majorité des suisses serait « contre un impôt sur le sucre » et qu’elle fait passer « la responsabilité individuelle avant les mesures étatiques sur les questions d’alimentation et de santé ». Enfin, il déclare « que le secteur des boissons joue un rôle important pour une alimentation équilibrée ».

Pour s’assurer d’être entendus, les membres du GIBR invitent aussi les parlementaires à partager « viande et fromages » lors d’apéritifs conviviaux.
C’est notamment le cas de l’invitation envoyée en février par Coca-Cola juste avant le vote sur les deux initiatives cantonales, pour une petit agape intitulée « évènement des délices » en date du 15 mars 2023, en pleine session parlementaire.
Rendez-vous avait été donné au steakhouse Williams Butchers Table, un restaurant à quelques pas du Parlement. Au menu : apéritif, puis dîner. Et compris dans l’invitation comme interlude, l’intervention de la responsable des affaires publiques de Coca-Cola pour présenter ce que ce fabricant « a entrepris ces dernières années, sur une base volontaire, pour réduire la teneur en sucre dans ses boissons ».

Une vingtaine d’élu-e-s ont répondu présent à l’appel de l’ancien conseiller national bâlois UDC Sebastian Frehner, reconverti en directeur d’une agence de relations publiques suite à sa non réélection au Parlement en 2019. Car officiellement, ce n’était pas Coca-Cola qui invitait les élu-e-s, mais un groupement informel bâlois, déjà à l’origine d’une dizaine d’invitations, mais dont l’organisation reste obscure.

Grâce à ces élu-e-s qui défendent les intérêts des producteurs de boissons sucrées, les intérêts de la santé publique n’ont une fois de plus pas été pris en compte, et ne sont pas près de l’être. Du moins tant que les électeurs et électrices n’accorderont pas plus d’attention pour savoir à quels candidat-e-s vont leurs votes lors des élections fédérales.

Les prochaines élections fédérales sont l’occasion de changer notre Parlement

Les noms des élu-e-s au Parlement fédéral qui ont votés pour les intérêts des industries agroalimentaires ou contre les mesures visant à protéger la santé publique sont publiés ci-dessous. Les élections fédérales auront lieu en automne 2023. En tant que citoyen-ne, nous pouvons agir en ne donnant pas notre vote aux élu-e-s qui favorisent des intérêts privés au détriment de l’intérêt général.

Sources :

(1) Aucun-e élu-e romand-e- de la Commission du Conseil des Etats n’a voté pour l’initiative visant à imposer aux fabricants de réduire les quantités de sucre dans leurs produits.
Les élu-e-s qui ont rejeté l’initiative sont les suivant-e-s :
Isabelle Chassot (Fribourg, Le Centre), Johanna Gapany (Fribourg, Libéral-radical), Mathilde Crevoisier Crelier (Jura, Socialiste), Marianne Maret (Valais, Le Centre)

(2) Vote de la CSEC-N
Les élu-e-s romand-e-s de la Commission du Conseil national qui ont voté contre l’initiative visant à imposer aux fabricants de réduire les quantités de sucre dans leurs produits sont les suivant-e-s :
Simone de Montmollin (Genève, libéral-radical), Philippe Nantermod (Valais, libéral-radical), Marie-France Roth Pasquier (Fribourg, le Centre), Céline Weber (Vaud, Vert’libéral)

Les élu-e-s romand-e-s de la Commission du Conseil national qui ont voté pour l’initiative sont les suivant-e-s :
Emmanuel Amoos (Valais, Socialiste), Fabien Fivaz (Neuchâtel, les Vert-e-s), Valérie Piller Carrard (Fribourg, socialiste), Stefania Prezioso Batou (Genève, les Vert-e-s)
Valentine Python (Vaud, les Vert-e-s).

(3) Parmi les 200 membres du Conseil national, voici la liste des élu-e-s romand-e-s qui ont voté contre l’initiative visant à imposer aux fabricants de réduire les quantités de sucre dans leurs produits :

Fribourg
Bourgeois Jacques (PLR)
Bulliard Christine (Le Centre)
Page Pierre-André (UDC)

Genève
Amaudruz Céline (UDC)
de Montmollin Simone (PLR)
Lüscher Christian (PLR)
Nidegger Yves (UDC)

Jura
Gschwind Jean-Paul (Le Centre)

Neuchâtel
Cottier Damien (PLR)

Valais
Addor Jean-Luc (UDC)
Bregy Philipp Matthias (Le Centre)
Graber Michael (UDC)
Kamerzin Sidney (Le Centre)
Nantermod Philippe (PLR)
Roduit Benjamin Le Centre)

Vaud
Berthoud Alexandre (PLR)
Buffat Michaël (UDC)
de Quattro Jacqueline (PLR)
Feller Olivier (PLR)
Grin Jean-Pierre (UDC)
Nicolet Jacques (UDC)
Pointet François (Vert’libéraux)
Ruch Daniel (PLR)
Weber Céline (Vert’libéraux)

(4) France, Espagne, Portugal, Belgique, Hongrie, Norvège, Finlande, Estonie, Lituanie